Jack Dion - Marianne | Mardi 31 Mai 2011
Dans l’un de ses poèmes, Aragon écrivait : « Dans les premiers froids de Madrid/ J’habitais la Puerta del sol». En ce printemps 2011, les nouveaux occupants de la « Puerta del sol » ont plutôt le sang chaud. Pour la plupart, ils sont jeunes, ils sont déterminés, ils dorment sur place, et ils hurlent leur colère contre l’ordre (ou le désordre) établi. Reprenant à leur compte le cri de Stéphane Hessel, ils s’appellent « Les Indignés », et ils ont débaptisé la « Puerta del sol » pour l’appeler « la plaza de los soluciones » (La place des solutions). C’est tout un programme.
Il faut prendre ce mouvement à sa juste mesure, sans l’idéaliser ni le
mépriser, car il en dit long sur l’état d’esprit d’une partie de la jeunesse et
des peuples de la veille Europe.
Il s’agit d’abord d’une protestation contre une crise dont on commence
seulement à connaître les effets, ce qui n’en rend que plus ridicules les
propos de ceux qui théorisent sur la « sortie de crise ». Dans des pays
comme l’Espagne, la Grèce ou le Portugal, la situation est encore bien plus
grave que sous d’autres cieux. A quelques nuances près, les gouvernements en
place, tous socialistes (au fait, qu’en pense Martine Aubry ?) ont appliqué les
mêmes recettes qu’ailleurs, celles que l’on apprend dans les écoles
internationales de l’élite, ces lieux où la pensée économique répond aux canons
du néolibéralisme.
Le résultat est une plongée brusque dans un avenir qui s’écrit au passé. Les
programmes d’austérité à sens unique, appliqués sous la double pression de
l’Union Européenne et du FMI, tiennent de la politique brûlée. La privatisation
est érigée en dogme. Pour les jeunes, les chances de trouver un emploi sont
dignes de la quête du Graal. Tel est la toile de fond de la révolte des
Indignés, partie d’Espagne, et qui irrigue d’autres pays européens, sans que
l’on puisse savoir pour autant si elle va s’étendre ou pas.
Les initiateurs et les acteurs de ce mouvement agissent en dehors des
structures sociales et politiques traditionnelles. Le rejet de l’élite (autre
point commun de cette révolte) touche tous les partis, droite et gauche
confondues. D’ailleurs, la défaite de Zapatero, lors des dernières élections en
Espagne, a laissé indifférents les campeurs de la « Puerta del Sol ». Ces
derniers n’ont pas voté et n’attendent rien des gouvernements en place. Ils ne
disent pas : nous sommes contre le système, mais « le système est
contre nous ».
Voilà qui en dit long sur un mouvement qui n’a rien à voir avec celui de
mai-juin 68. En effet, à l’époque, la croissance donnait des marges de
manœuvre aujourd’hui étouffées par la crise. De plus, à la fin du XXIème
siècle, le communisme et ses succédanés apparaissaient encore comme une
alternative qui s’est avérée n’être qu’une impasse dramatique.
Rien de tel aujourd’hui. En dépit des coups de boutoir qui l’ébranlent, le
néolibéralisme impose sa loi, peu ou prou, dans tous les pays, ce qui
fonctionne comme un éteignoir.
Pourtant, le mouvement des Indignés, aussi limité et fractionné soit-il, est
significatif de ce qui bouge dans les pays d’Europe. La montée de la
colère contre les injustices et les inégalités est ressentie sous toutes les
latitudes. L’insurrection contre des élites politico-économiques, mises toutes
dans le même sac d’opprobre, est une constante. Partout éclatent les limites de
la démocratie représentative, qui débouche la plupart du temps sur un système
bipartisan empêchant toute participation populaire à la vie de la cité.
En expérimentant d’autres voies et en cherchant d’autres réponses, les Indignés
ont donc le mérite historique de s’attaquer au mur de l’arrogance érigé par les
Puissants. Quelle que soit l’issue de leur mouvement, ils auront enclenché une
forme d’insurrection civique qui ne sera pas sans lendemain.