Ciramor Tertoney Sur Agoravox 30 mai 2011

Ils étaient quelques centaines ce lundi 23 mai à s’être donnés le mot pour venir soutenir une délégation de femmes du département de Fukushima venue en bus jusqu’à Tokyo. Rendez-vous avait été fixé devant le Mext, l’énorme ministère de l’éducation, de la science, de la culture, du sport et de la technologie. Objectif : tenter d'infléchir mais aussi tancer un gouvernement accusé de ne pas prendre les mesures adéquates pour préserver les populations des régions du nord, au premier chef les enfants, des rayonnements radioactifs faussement minimisés. Les femmes de Fukushima peuvent-elles peser dans la balance pour pousser les autorités à réviser leur gestion de la catastrophe nucléaire ?

 Parmi les participants à la manifestation, venus de tout le Japon, les membres d’une communauté qui s’est formée après le 11 mars à l’initiative de Madame K, alias Hirondelle, sur Mixi, le réseau social numérique le plus important du pays. Cette quadragénaire d’Osaka, guide interprète de profession, a décidé de s’engager à titre personnelle après la tragédie du 11 mars : « le nord du Japon était à feu et à sang et pourtant, beaucoup de gens dans le sud continuaient à vivre comme si de rien n’était », explique-t-elle désolée, avant d’ajouter, « il fallait absolument que je fasse quelque chose : d’une part essayer d’entrevoir la réalité, au-delà des informations distillées par les médias et les autorités et de l’autre, créer une communauté sur le web pour discuter de ces problèmes, diffuser un autre point de vue et alerter des journalistes étrangers », renchérit-elle enthousiaste. A ces côtés, il y a deux membres de son groupe qui habitent à Tokyo et qui ont donc pu venir plus facilement. Taro W, maquettiste dans la presse, et Ayako T, pianiste professionnelle. Tous considèrent que depuis le 11 mars, le pays ne peut plus poursuivre de la même façon sa politique nucléaire.

Devant le ministère, des conversations informelles se nouent bientôt entre les groupes de militants. Deux jeunes acteurs engagés sur cette question abordent les participants pour leur proposer de se joindre à une autre opération qu’ils organisent durant le week-end en soutien aux populations menacées par les radiations. Il y a dans l’air pluvieux de ce lundi après-midi une certaine ferveur, une soif de communiquer tandis que çà et là, on commente l’actualité récente : des jeunes manifestants arrêtés sans état d’âme dans le quartier de Shibuya alors qu’ils manifestaient contre la politique nucléaire du Japon ainsi que deux personnes jugées en trois minutes et condamnées à une peine de prison pour avoir participé à un sit-in organisé devant le siège de TEPCO.

 Vers 13 heures, sur le trottoir, une chaine humaine s’est déjà constituée qui ceinture l’immense bâtiment du ministère. Parents, enfants, jeunes gens et personnes plus âgées sont main dans la main, comme pour dire aux dirigeants  : nous sommes ici ensemble et unis ; pas question de partir avant que vous nous donniez des garanties !’.

 La mobilisation se fait à la japonaise, organisée, sans brusquerie inutile. Les manifestants restent bien alignés contre le mur et laissent circuler sans problème les passants aux allures de fonctionnaires ministériels. Parfois quelques applaudissements inattendus retentissent, d’autant plus surprenants que l’ambiance générale est relativement silencieuse. La manifestation ne laisse guère présager de débordement. Les faibles effectifs de policiers déployés sur place, quelques agents à l’allure débonnaires, semble confirmer que les autorités n’appréhendent pas de confrontation. D’ailleurs, les portes du ministère n’ont même pas été fermées. Si en mai 68 et dans les années 70, des manifestations, de nature politique à l’époque, ont pu dégénérer dans la violence, ces dérives n’existent quasiment plus aujourd’hui », m’explique-t-on.

C’est un fait, les seules armes à se déployer sont des pancartes, banderoles, tenues anti radioactivité, tracts distribués à l’emporte pièce, porte voix... Tous les moyens sont là pour exprimer calmement sous les fenêtres des responsables et devant les caméras de télévision ce que les manifestants dénoncent : le sacrifice aveugle que la nation est en train de faire d’une partie de sa jeunesse.

 Après l’accident du 11 mars, tout le monde s’est rendu compte que la contamination radioactive s’étendait bien au-delà du périmètre d’évacuation de 20 km autour de la centrale décidé par les autorités. Le 18 avril, face à la persistance des radiations, plutôt que d’élargir la zone interdite, le gouvernement a choisi d’augmenter les seuils maximum de dosimétrie[1] « autorisée » sur le territoire japonais. Le plafond est alors passé de 1msv / an à 20 ms/ an[2], c'est-à-dire à une dose correspondante à ce que les normes autorisaient seulement pour les travailleurs du secteur nucléaire avant la catastrophe[3]. Toutefois, pour le gouvernement, le nouveau chiffre quoique supérieur, reste dans une limite inoffensive pour l’homme.

 Outre le débat sur la dangerosité ou non de ces fameux 20ms/ an, l’enjeu est d’abord économique. Pour les autorités, il s’agit d’éviter de reconnaître officiellement qu’un périmètre plus large que celui de l’actuelle zone interdite est effectivement dangereux. Le contraire les obligerait à recourir à des évacuations massives et extrêmement coûteuses. De surcroit, cela la porte à des demandes d’indemnisation exorbitante pour TEPCO et donc pour l’Etat qui est déjà obligé de soutenir financièrement la compagnie saignée à blanc par les dépenses pharamineuses liées à la catastrophe.

 Nonobstant, les mères de Fukushima refusent cette situation. « 20msv/an n’est pas une dose inoffensive pour l’être humain, surtout pour les enfants et a fortiori les bébés » disent-elles unanimes, appuyées par des scientifiques de renom dont certains sont venus leur apporter leur caution. Les manifestants dénoncent aussi un secret de polichinelle : la limite de 20ms/an est en fait largement dépassée dans certaines zones proclamées saines, y compris à plusieurs dizaines de kilomètres des réacteurs qui ont fusionnés[4].

Quelques personnalités médiatiques sont venues apporter discrètement leur soutien. Il y a Taro Yamamoto, un comédien très connu au Japon qui milite depuis le début des évènements contre les dérives du nucléaire et en faveur des populations touchées en dépit des menaces qui planent sur sa carrière. Ainsi, à cause de ses prises de position, il vient d’être exclu d’un Drama, une série télé, très à la mode et sponsorisé, comme c’est le cas de beaucoup de programmes au Japon, par…Toshiba, grand groupe industriel qui fabrique notamment des réacteurs nucléaires.

 Un peu plus loin un vieux militant d’extrême gauche distribue des tracts qui font le lien entre capitalisme, course au nucléaire et la catastrophe en cours : « le gouvernement a fait un coup d’Etat en adaptant les normes à la catastrophe, ceci unilatéralement alors que les populations de l’est du pays sont en danger. Même à l’époque de Tchernobyl, les régions où la dosimétrie était supérieure à 5ms / an avaient été évacuées ! ». Un peu plus loin, on peut lire sur une pancarte : « stop genocide at Fukushima ! ».

 Le problème des radiations est particulièrement préoccupant dans les écoles. Certaines, bien que situées à plusieurs dizaines de kilomètres des réacteurs fous, ont été envahies par des particules radioactives qui ont pénétré profondément dans le sol à cause des infiltrations pluviales. Ainsi, dans la ville même de Fukushima, à 80 km de la centrale, la cour de récréation d’une école dégage toujours une radioactivité importante et dangereuse. Les autorités ont bien voulu procéder à un changement du sol sur une profondeur de quelques centimètres, mais d’après les parents cela ne suffit pas : « il faudrait dégager la cour sur au moins 10cm pour faire baisser le radioactivité qui est encore beaucoup trop élevée » affirme un homme qui dit aussi avoir mesuré dans l’établissement des « hot spots », des points particulièrement contaminés, capables d’exposer à plus de 120ms/an, une personne qui vivrait à proximité. Même les nouvelles normes en vigueur sont dépassées de 6 fois.

En réponse à la manifestation, le ministère a accepté l’organisation d’un débat plus ou moins informel sur une terrasse extérieure au premier étage du bâtiment où une petite estrade et un micro faiblard ont été installés. Un échange de point de vue s’engage entre quelques personnalités politiques locales engagées dans la manifestation dont le maire de Fukushima et un subalterne du ministère de l’éducation, homme sans pouvoir, envoyé au casse pipe pour affronter la colère générale. La scène est surréaliste. L’homme doit répondre aux questions acérées de ses contradicteurs tandis que la foule qui observe et écoute fait face et scande des leitmotivs à l’emporte pièce : « Assassins ! », « Abolition, de la norme des 20ms/heure ». Des panneaux exigent le retour aux normes d’1ms d’avant la catastrophe. Un homme crie : « aller vivre chez nous, vous les gens du ministère, si vous êtes tellement sûr que la radioactivité n’est pas dangereuse ! » ; « On veut voir Takagi, le ministre ! ». Bien sûr il n’est pas là. A la place son représentant assure : « ne croyez pas que nous ne pensons pas à vos problèmes. Tous les jours nous en parlons et nous comptons bien dans le futur atteindre le niveau de 1ms/an ». Autant dire que les normes baisseront quand la radioactivité diminuera d’elle-même…

A l’issue des débats, madame Fuksuhima, la présidente du parti socialiste japonais, nous explique ses positions : « Etablir le plafond de la radioactivité aux alentours de 1 voire 5 mSv/ an serait raisonnable, même si oui, dans ce cas, les zones à évacuer seraient immenses. » Tokyo serait alors elle-même en position limite alors que la radioactivité est passée de 1 mSv/an avant le cauchemar, à 5-8 mSv/ an à l’heure actuelle. Elle ajoute : « dans ce cadre, une solution temporaire pour la prise en charges des enfants pourrait être envisagée car la majorité des parents ne pourrait pas suivre à cause de leur emploi. On pourrait trouver des familles d’accueil dans le Kansai par exemple » ajoute-t-elle avant de darder quelques flèches contre le gouvernement : « Il n’a pas fait grand-chose en vérité pour les zones sinistrées et contaminées ». Toutefois, elle croit à l’impact d’une telle manifestation : « les médias sont là et l’information passera dans la population », tranche-t-elle. Et de citer l’exemple de la centrale de Hamaoka, construite dans des conditions opaques sur une faille tectonique, qui a été arrêtée après qu’une récente et virulente campagne de presse l’a exigé. 

 Quand la manifestation devant le ministère prend fin, vers 17 heures, une conférence de presse est donnée par les organisateurs de la manifestation dans une grande salle de réunion d’un bâtiment appartenant au sénat où pendant une heure les intervenants rappellent les objectifs de leur mobilisation, témoignent de leur expérience personnelle et insistent sur la nécessité de maintenir la pression. Rendez-vous est pris pour une nouvelle manifestation le dimanche 29 mai.

 A l’issue de la journée, aucune concession ni réponses concrètes aux revendications des mères de Fukushima n’ont encore été apportées par le gouvernement. On peut douter que les 500 manifestants présents aujourd’hui pourront à eux seuls faire bouger les choses. Il aurait fallu sans doute un mouvement massif pour faire avancer le dossier plus rapidement. Mais il est vrai qu’au Japon, la culture de la manifestation existe peu, même si le traumatisme du 11 mars pourrait contribuer à faire changer les choses : un grand rassemblement est prévu le 11 juin dans tout le pays.

 On peut parallèlement s’interroger sur le choix fait d’aller porter doléance devant le ministère de l’éducation. Est-il dans ses compétences de statuer sur l’évacuation de populations, quand bien même il s’agit en priorité d’enfants ? N’est-ce pas au premier ministre qu’il aurait fallu s’adresser ?

 A la sortie, un petit groupe composé de militants anti-nucléaires parlent d’entreprendre des actions plus résolues pour faire plier les autorités. Si les japonais ont été globalement très sages depuis le début de la crise, la société civile pourrait bien cacher quelques tendances plus radicales déterminées à ne plus laisser le pays aux mains des lobbies puissants, corrompus et inconscients de l’industrie nucléaire. Qu’ils puissent ébranler le puissant Léviathan est en revanche une autre histoire.

 NB : le 27 mai, soit 4 jours après la manifestation, le ministre de l’éducation japonais a publié qu’il comptait réviser la limite de 20mSv autorisée dans les écoles. Il faut donc s’attendre à voir certains enfants changer d’établissement scolaire voire être évacués vers d’autres région du Japon. Il semble donc que la manifestation, qui a été relayée par les médias japonais, a porté ses fruits.

[1] Dosimétrie : détermination quantitative de la dose de radioactivité absorbée par un organisme vivant.

[2] Le sievert est une unité de mesure de dosimétrie. Il s’exprime par année.

[3] En France la dosimétrie liée aux radiations artificielles est limitée à 1ms/an pour les populations civiles.

[4] A la mi mai, le gouvernement a toutefois, sous la pression de l’opinion publique, accepté de procéder à l’évacuation du village de Iidate-mura, située à l’extérieur de la zone interdite et dont les habitants étaient exposés malgré tout à une radioactivité supérieur à 20mSv/an.