FRANCIS CHATEAURAYNAUD  27 mai 2011

Socio-informatique et argumentation. http://socioargu.hypotheses.org/2447

Jeudi remercie  Pewek de « L’appel de Fukushima » pour sa veille documentaire, amis lecteurs Signez l'Appel de Fukushima.

Dans la dernière livraison, très documentée, des Cahiers de Global Chance (n°29 – avril 2011) intitulée Nucléaire : le déclin de l’empire Français, Benjamin Dessus et ses complices, Bernard Laponche et Yves Marignac, restituent un imposant travail d’analyse fondé sur les meilleures données disponibles relatives à l’énergie nucléaire dans le monde. Dès les premières lignes de l’introduction, les auteurs ne peuvent éviter une opération métadiscursive prenant en compte la rupture intervenue entre la période de préparation du volume et le contexte de sa publication :

Il y a quelques semaines, en préparant ce numéro nous écrivions : ‘Et si derrière le discours officiel de l’’irrésistible renaissance du nucléaire mondial’ se cachait une illusion dangereuse, une auto-intoxication du lobby nucléaire, une bulle prête à éclater ? Et si derrière le discours conquérant de notre président se dessinait par touches successives le déclin de la suprématie française que revendique notre industrie dans l’industrie nucléaire mondiale ?’ Aujourd’hui ces deux questions peuvent sembler marginales vis-à-vis de l’énorme question de la sûreté que soulève la catastrophe de Fukushima.

Tendus vers un objectif de dévoilement statistique des impasses de la filière nucléaire, d’abord centré sur les enjeux économiques, les auteurs s’efforcent d’anticiper le risque d’un jugement d’obsolescence. Les subtils éléments d’analyse qu’ils ont acheminés, dans un long mouvement argumentatif – admirablement mené puisqu’il met en perspective tous les ingrédients qui conduisent vers la conclusion du déclin du nucléaire dans le jeu des solutions énergétiques d’avenir – changent évidemment de sens après la catastrophe japonaise.  Il est des cas où l’approche structurelle est sévèrement affectée par un événement – ce qui en fait précisément un événement majeur. Si, d’un côté, Fukushima fortifie considérablement la critique anti-nucléaire, de l’autre elle peut faire passer au second plan l’analyse des enjeux propres à la filière : à quoi bon argumenter point par point sur le coût des projets nucléaires, sur les ressources en uranium, les problèmes de démantèlement et de remplacement des centrales, le sort des déchets radioactifs, des projets de retraitement ou des filières à neutron rapide, puisque l’avènement d’une des pires catastrophes nucléaires de l’histoire, attendue depuis longtemps par les observateurs critiques bien qu’imprévisible sous sa forme matérielle, suffit à faire basculer la configuration politique du dossier ? Si le cas de l’Allemagne est emblématique, de nombreux pays voient se produire des reconfigurations en cascade qui changent radicalement les anticipations fondées sur la relance des programmes nucléaires civils1.

Les travaux antérieurs ont montré comment l’étude des scénarisations du futur est un des ressorts principaux d’une approche balistique des problèmes publics2. En l’occurrence, après Fukushima, les scénarios et les modèles du futur subissent de multiples révisions. Est-ce que le travail contre-argumentatif développé par Global Chance aurait eu un impact sur un processus de relance de la filière nucléaire, encore présenté comme inéluctable le 10 mars 2011 ? La publication du numéro spécial devait visiblement faire office de pavé dans la mare au moment de l’amorçage de la campagne présidentielle, commençant désormais par des« primaires » au sein des formations politiques. Début 2011, au sein d’Europe Écologie – Les Verts  la tension était à son comble : lorsque Nicolas Hulot a laissé entendre qu’il serait peut-être candidat, de multiples porte-parole du mouvement écologiste français ont annoncé qu’ils ne soutiendraient pas un candidat non clairement anti-nucléaire. Alors que le risque de division était devenu extrême, la catastrophe de Fukushima a en quelque sorte redistribué les cartes en produisant la révision de l’ensemble des scénarios, des points de vue et des projets des uns et des autres. Deux exemples. Le 25 avril 2011, la veille du 25ème anniversaire de Tchernobyl, Nicolas Hulot rend public, au cours d’un entretien diffusé sur le site desDernières Nouvelles d’Alsace, ce qu’il appelle « un changement d’état d’esprit » :

Je faisais partie de ceux qui accordaient une certaine confiance aux arguments des ingénieurs pro-nucléaires. Leurs arguments s’émoussent aujourd’hui à l’épreuve des faits [...] l’objectif de sortir du nucléaire est un objectif prioritaire.

On sait par ailleurs que la relation entre les écologistes et le Parti Socialiste a toujours été passablement compliquée autour de plusieurs dossiers, dont celui du nucléaire. Dans l’esquisse de programme du Parti Socialiste qui a commencé à circuler sur la Toile début avril 2011, on pouvait lire ce qui suit dans un point intitulé « Rattraper notre retard en matière d’énergies renouvelables et d’économies d’énergie pour réussir la transition écologique » :

L’hydraulique et le nucléaire produisent, sans émettre de CO2, une électricité abondante, permanente, bon marché. C’est pourquoi la France a, depuis plus d’un demi-siècle, fait le choix du nucléaire et que, dans le monde, 250 nouvelles unités sont programmées d’ici 2030. Pour toutes les nations fortement dépendantes de l’énergie nucléaire, Fukushima signifie l’effondrement du mythe de la maîtrise du risque nucléaire circonscrit aux pays négligents. C’est pourquoi, à partir de 2012, nous augmenterons la part des énergies renouvelables pour sortir de la dépendance du nucléaire ou du pétrole. En France, le nucléaire n’est pas qu’une source d’énergie, il est un fleuron industriel, un socle de technologies et de savoir-faire qui ont forgé notre indépendance nationale. Penser notre avenir énergétique présuppose de penser l’avenir de notre industrie nucléaire. Au lendemain de la catastrophe survenue au Japon, le Parti socialiste a demandé un audit transparent et contradictoire du parc français actuel : nous le réaliserons en intégrant la pluralité des points de vue, en évaluant particulièrement l’état de la maintenance et de la sous-traitance, en réévaluant les risques sismiques et naturels au regard des effets du dérèglement climatique.

Si l’on peut maintenir une attitude sceptique quant à l’idée de « force des arguments », c’est visiblement beaucoup plus difficile face à la « force des événements » ! Une histoire longue des frictions argumentatives montrerait qu’il faut toujours quelque événement marquant, indépendant des coups intentionnels et des projets individuels ou collectifs, pour produire des révisions radicales de point de vue ou de position3.

Pas de doute, la rupture provoquée par Fukushima est radicale et, si la plupart des acteurs s’y exercent dès les premiers jours qui suivent le séisme et le tsunami, il est proprement impossible d’en lister toutes les conséquences. La notion de portée vise précisément à saisir la chaîne ininterrompue d’effets, d’impacts et de conséquences qui sont attribués à un acte ou un événement, y compris quant à la relecture du passé qu’ils impliquent. Le raisonnement par les conséquences, dont on a pu constater la prédominance dans le domaine des alertes et des risques se trouve  à la fois démultiplié et déstabilisé par l’ « épreuve des faits », aucun auteur-acteur ne pouvant fixer définitivement la liste des conséquences et, partant, établir de manière assurée les limites de sa propre argumentation. L’ampleur de la catastrophe fait passer de l’incertitude sous contrainte d’un espace de calcul préétabli à l’indétermination radicale. On note d’ailleurs que la controverse sur la factualité, sur ce qui s’est réellement passé dans les réacteurs de la centrale nippone est loin d’être close : non seulement Tepco ne révèle la fusion des cœurs des réacteurs n°1, puis n°2 et n°3 qu’à la fin du mois de mai, mais de multiples experts font valoir l’hypothèse d’une perte de contrôle antérieure au tsunami, c’est-à-dire provoquée par le séisme lui-même – alors que dès le 11 mars 2011 l’opérateur et les autorités de sûreté faisaient valoir la résistance des dispositifs à un séisme très supérieur aux moyennes observées dans la région. La question de la résistance des centrales au risque sismique est un des points récurrents des controverses autour de la sûreté nucléaire. Elle a donné lieu à plusieurs moments critiques, en particulier en 2002 suite à un tremblement de terre ravageur en Italie et en 2007 lorsque la centrale de Kashiwazaki a été sérieusement affectée, ce qui l’a rendue indisponible pour plusieurs années. Le réseau Sortir du nucléaire, passé maître dans le recours aux différentes figures du précédent écrit dès le 11 mars 2011 :

Notons que les autorités ont rejeté mercredi dernier la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim (Alsace), pourtant située dans une zone qui a connu des secousses sismiques de magnitude importante par le passé. Les centrales nucléaires de bord de mer de la France ne sont pas non plus protégées des tsunamis et tout particulièrement la centrale nucléaire du Blayais qui a connu une inondation dramatique en décembre 1999 . Par ailleurs , le Réseau « Sortir du nucléaire » a rédigé une note sur les dégâts occasionnées par un séisme sur la plus grande centrale nucléaire au monde à Kashiwazaki-Kariwa au Japon en juillet 2007. Il est plus qu’urgent de sortir du nucléaire.

Avec l’enchaînement catastrophique qui conduit à la perte de contrôle de quatre réacteurs et plusieurs piscines de stockage de la centrale de Fukushima, c’est une rupture sans précédent qui s’opère dans le domaine nucléaire. Du jour au lendemain, la configuration socio-politique de l’énergie nucléaire bascule complètement : on voit du même coup s’ouvrir une nouvelle ère de la contestation, avec un rapport de forces clairement favorable aux mouvements antinucléaires. On a déjà souligné l’usage intensif par les auteurs-acteurs d’opérateurs d’irréversibilité. Dans le cas de Fukushima, une formule est particulièrement frayée :  « il y a désormais un avant et un après Fukushima ». L’analyse du corpus nucléaire permet ainsi de releverr que les marqueurs de précédents font un bond en avant si l’on compare l’ensemble des séries antérieures au 11 mars 2011 et les 468 documents qui forment le corpus post-Fukushima : les formules caractéristiques du recours au précédent passent de 0,6 énoncés pour 1000 dans le « corpus historique » à 4 pour 1000 énoncés dans le corpus Fukushima.

Face à l’ampleur des transformations engendrées par les événements de Fukushima-Daiichi, ce billet ne peut être qu’une sorte de préambule à la relecture forcée du dossier nucléaire dont Prospéro et Marlowe ont suivi pas à pas les transformations, sans discontinuité notable depuis 1995, date à laquelle avaient été engagées les premières enquêtes sur les lanceurs d’alerte. La composition du corpus nucléaire a en effet enregistré statistiquement le choc formé par l’événement, avec un afflux considérable de documents, de textes et de discours – lesquels ont contraint à une procédure drastique de sélection. Ce faisant, la déjà longue série d’événements engendrés par la perte de contrôle des réacteurs pose à nouveaux frais la question du statut de la description dans la sociologie pragmatique : la seule paraphrase, même légère, de tous les moments forts,  des points saillants des récits et des argumentations – même dûment sélectionnés pour leur centralité – a de quoi faire exploser le format ordinaire d’un article. Essayons donc de procéder graduellement, par une série d’approches successives, aidées par la disponibilité permanente du corpus, accessible aux outils d’exploration et d’analyse mis en place. Une ligne directrice peut servir de cadre à ce billet, et à ceux qui suivront un peu plus tard, puisque le dossier nucléaire est une des pièces centrales de l’observatoire des controverses et des conflits construit au GSPR. Il s’agit en effet d’examiner la manière dont la rupture est traitée par les acteurs eux-mêmes et dont sont envisagées, au fil du temps, les conséquences de la catastrophe, laquelle a vite rejoint la liste des grands précédents. Soit un extrait parmi des dizaines disponibles, emprunté à un « chat » sur lemonde.fr animé par Pierre Le Hir, journaliste au Monde:

Samira : Peut-on qualifier l’accident de Fukushima de catastrophe nucléaire ?

JFV : Fukushima ne devrait-il pas désormais être classé niveau 7 ?

Pierre Le Hir : A l’évidence, l’accident de Fukushima est déjà une catastrophe nucléaire, et la gravité de cette catastrophe, c’est-à-dire son impact environnemental et sanitaire, pourrait encore s’accroître dans les prochaines semaines. Au départ, les autorités japonaises avaient minimisé l’accident en le classant au niveau 4 sur une échelle internationale qui comprend 7 degrés de gravité. L’Autorité de sûreté nucléaire française a très rapidement considéré que c’était en réalité un accident de niveau au moins 5, c’est-à-dire l’accident de Three Mile Island en 1979 aux États-Unis, et plus probablement de niveau 6, c’est-à-dire juste en dessous de l’accident de Tchernobyl en 1986, qui a été classé au niveau 7. Depuis, il n’y a pas eu de reclassement, mais on peut très certainement considérer que l’accident de Fukushima est de même ampleur que celui de Tchernobyl.

Inutile de revenir sur le rôle des marques épistémiques et des modalités adverbiales dans l’analyse argumentative des documents4. Essayons plutôt de revenir en arrière, en regardant, grâce aux outils temporels de Prospéro, ce que nous disent les premières apparitions de Fukushima dans le corpus. La centrale japonaise est en effet apparu à plusieurs reprises bien avant l’accident de mars 2011 – c’était jusqu’alors un site parmi d’autres, seen but unnoticed comme disent les ethnométhodologues.

PROTO-HISTOIRE DE FUKUSHIMA DANS LA LONGUE SÉRIE D’ÉPREUVES NUCLÉAIRES

Le nom de la centrale figure dans 11 textes antérieurs à 2011, surgissant à différents moments clés à propos du nucléaire japonais, entre 1999 et 2007 – de fait, il était déjà répertorié dans la collection des sites nucléaires (qui n’est pas à ce jour absolument exhaustive mais qui comprend plus de 160 sites, dont 51 en France). La première apparition a lieu à l’occasion de l’accident de criticité de l’usine de retraitement de Tokaimura en mars 1997, dont il est dit à l’époque sur de multiples supports qu’il « remet en cause l’important programme nucléaire nippon » :

L’arrivée au Japon juste avant l’accident de deux cargos britanniques chargés de Mox (mélange d’uranium et de plutonium) a braqué les projecteurs sur un combustible qui suscite des inquiétudes en raison de sa toxicité et de son possible détournement à des fins militaires. On s’attend à voir apparaître des blocages locaux très forts sur plusieurs projets. Les régions « nucléaires » de Fukui ,Fukushima – où les associations de résidents sont très actives - et Tokaimura sont peu susceptibles d’accepter de nouvelles installations. Dans la préfecture de Yamaguchi, à Uenoseki, au sud du Japon, les habitants s’opposent pieds et mains à la construction d’une nouvelle centrale. De surcroît, des voix commencent à remettre en question la rationalité économique d’une trop grande dépendance à l’égard du nucléaire dans la mesure où les prix du pétrole restent faibles.5

On peut être surpris de lire que les associations de résidents sont très actives autour de Fukushima en 1999, car il n’est pas vraiment question d’opposition locale en 2011. Cela n’a pourtant pas toujours été le cas. Dans la série des textes qui parlent de Fukushima bien avant la catastrophe, on retiendra une note réalisée par le service nucléaire de l’Ambassade de France au Japon (juillet 2006), d’où il ressort que la préoccupation majeure des autorités françaises est la possibilité d’écouler le Mox (pour Mélange d’OXydes), le fameux combustible enrichi par la filière de retraitement, dont le fleuron est installé à La Hague. La note, dont le fac-similé  aurait tout aussi bien pu surgir dans un dossier du Canard enchaîné, examine de manière détaillée le contexte politique et économique japonais vis-à-vis du nucléaire. La centrale de Fukushima apparaît dans la séquence suivante qui rend manifeste le rôle prépondérant des jeux de pouvoirs au niveau local :

Les élus locaux, maires et gouverneurs des 47 départements du Japon sont impliqués dans les décisions de toutes les étapes de construction et d’exploitation des installations industrielles de leur juridiction. Elus au suffrage universel, les représentants des différentes circonscriptions japonaises affichent une attitude très indépendante par rapport au pouvoir central. Ils sont sur le chemin de toutes les décisions concernant le démarrage, la construction, ou tout événement particulier concernant des installations exploitées sur leur département. Même si leur pouvoir n’est pas inscrit dans les textes de loi, aucune compagnie japonaise ne prendrait aujourd’hui le risque de « passer en force ». Cette situation particulière impose aux acteurs japonais un dialogue permanent et difficile avec les élus. La situation actuelle de l’électricien Tepco [...] relève à cet égard du cas d’école : le redémarrage des réacteurs de la centrale de Fukushima , même techniquement possible , et autorisé par les autorités de sûreté, a été longtemps bloqué par le Gouverneur Sato avec lequel Tepco a des relations très difficiles [...] . Si les maires des villes concernées , généralement très intéressés par l’impact économique local des implantations nucléaires, sont relativement faciles à convaincre , il n’en va pas de même des Gouverneurs , [...] A noter toutefois que cette situation, si elle complique le processus , impose un débat salutaire qui contribue fortement à l’éducation du public. Les dernières élections (locales en 2003, nationales en 2005  [...]) montrent que le nucléaire ne constitue pas un enjeu électoral. Les élections locales du mois d’avril 2003  [...] ont été plutôt favorables au nucléaire notamment dans le département de Fukui (Préfecture abritant notamment Monju et les réacteurs commerciaux de Kansai Epco et Japco). Dès la semaine qui a suivi cette élection, les dirigeants de Kansai Epco ont annoncé leur intention de commencer les démarches pour le chargement de combustibles [...]. Tepco, en association avec les pouvoirs publics, a mis en place une campagne d’information auprès des autorités locales, mairies et préfectures, dont l’accord est incontournable pour le redémarrage. [...]  Après beaucoup de difficultés, notamment dans le département de Fukushima, Tepco a pu redémarrer la totalité de ses réacteurs à la mi 2004 (sauf un, qui aura été redémarré en 2005 seulement), la crise aura donc duré 2 ans mais l’électricien n’a pas encore été en mesure à ce jour (octobre 2005), de relancer le processus de chargement en Mox de ses réacteurs.

La relation entre Fukushima et le Mox est attestée par les connexions internes du réseau cumulé de la centrale, réseau calculé ici sur l’ensemble du corpus. La présence d’un fort indice de critique dans ce réseau a conduit à ouvrir quelques énoncés. Et on découvre que les choses ne se sont pas passées simplement :

La Cour de Fukushima doit rendre son jugement dans quelques mois, ce qui pourrait amener cette autre partie de combustible Mox à retourner en France.6

Plusieurs incidents (batailles juridiques sur des falsifications des contrôles de sécurité) ont contraint les électriciens nippons à différer le chargement des réacteurs en MOX qui aurait dû commencer en 1999. Et, à la suite des scandales de TEPCO et d’autres électriciens, les gouverneurs de Fukui et de Fukushima ont retiré leur accord au chargement en MOX des centrales situées dans ces deux départements. Les autorités d’Aomori exigent des garanties pour donner le feu vert à la construction d’une unité de fabrication du MOX dans le complexe de Rokkasho.7

Et le Mox de ressurgir comme un des facteurs aggravants du processus catastrophique en mars 2011. Parmi les acteurs qui se saisissent de ce problème, qui suppose un minimum de prise technique, Prospéro fait surgir en tête Greenpeace dont l »activité critique est particulièrement centrée sur la filière de retraitement française. L’ONG écrit le 25 mars 2011 :

La centrale de Fukushima est toujours dans une situation critique et continue d’émettre en permanence d’importants rejets radioactifs [...] Le réacteur n°3 est celui qui pose le plus de problèmes et qui est la plus grande cause de contamination. Il carbure avec un combustible plus dangereux que les autres, le Mox. Areva voulait renvoyer du Mox au Japon. Le 15 mars, Areva annonçait avoir annulé tous les transports de combustible prévus à destination du Japon. Pourtant, hier, Greenpeace révélait qu’Areva était en train d’organiser un nouvel envoi de Mox au Japon la semaine du 4 avril. Joint par l’AFP hier, Areva a refusé de répondre par oui ou non à la question : Démentez-vous qu’il y ait un transport de Mox pour le Japon la semaine du 4 avril ? Rebondissement aujourd’hui, suite à l’écho qu’a eu l’annonce de Greenpeace auprès des électriciens japonais, ces derniers ont décidé d’annuler ce transport. En effet Kensai Electric Power et Chubu Electric Power viennent d’annoncer à Kyodo News qu’en raison d’un défaut de sécurité sur ce convoi, ils repoussent la livraison de Mox au moins jusqu’en 2013. C’est incroyable qu’Areva et les autorités françaises aient même pu penser à effectuer ce transport alors que Fukushima est encore en train de contaminer massivement le Japon et ce notamment à cause de ce fameux Mox présent dans le réacteur n°3 [...] L’industrie nucléaire française est aveugle et irresponsable face à la catastrophe en cours. Avec cette annulation venant des électriciens, les Japonais mettent en lumière l’attitude arrogante des Français. Tant que la catastrophe est en cours et jusqu’à ce qu’une analyse précise et partagée soit faite des événements qui se déroulent au Japon, Greenpeace demande le gel de tous les projets de développement et de toutes les décisions sur le nucléaire français.

Une des caractéristiques de ce genre de dossier est la facilité avec laquelle la chaîne complète des actants peut être activée par tout événement qui se produit en un point de la planète – non seulement l’interdépendance est maximale au plan technique, mais depuis le mouvement anti-nucléaire des années 1970, les acteurs critiques disposent d’instruments de totalisation qui leur permettent de contrer les tentatives de relativisation – du type : « Tchernobyl c’est le produit du nucléaire soviétique, rien à voir avec le nucléaire occidental » ou « c’est un séisme et un tsunami d’une ampleur exceptionnelle, d’ailleurs pensons d’abord aux nombreuses victimes de la catastrophe naturelle et à leurs familles au lieu d’instrumentaliser l’accident de Fukushima aux conséquences essentiellement locales ».

 

EVALUATION QUALI-QUANTITATIVE D’UN SAUT QUALITATIF INQUALIFIABLE

Regardons maintenant d’un point de vue plus morphologique la série de documents intégrés dans le corpus nucléaire entre le 11 mars 2011 et le 24 mai 20118.


Distribution du nombre de textes par jour depuis le 11 mars 2011

Distribution du nombre de textes par jour depuis le 11 mars 2011

Du point de vue du corpus, c’est d’abord une rupture quantitative qui est rendue plus que manifeste. Le week-end des 11-13 mars 2011 est marqué par la présence de 48 textes en 3 jours, un score jamais atteint dans le corpus. Après les explosions qui tournent en boucle sur le Web, le sort du nucléaire semble basculer complètement, certains acteurs saisissant la balle au bond, ce qui provoque immédiatement une polémique9. Si la courbe du nombre de textes quotidien diminue lentement, le traitement de l’accident s’inscrit dans la durée et de multiples rebondissements sont attendus10.

Comme on s’en doute la plus grande difficulté est de parvenir à fixer quelque peu le corpus face à un tel événement. L’afflux de textes et de prises de parole, de documents et d’images, de témoignages et de discussions est tel pendant plusieurs semaines, que le corpus disponible dépasse rapidement, quantitativement parlant, tout ce qui a été accumulé pendant plus d’une décennie – le corpus nucléaire utilisé jusqu’alors étant fondé sur une sélection drastique et au cas par cas des textes entrés dans la base.

 

Distribution mensuelle du nombre de textes depuis janvier 2007

Distribution mensuelle du nombre de textes depuis janvier 2007

 

Si l’on prend la distribution temporelle mensuelle des textes du corpus nucléaire en débutant en janvier 2007 par exemple, on voit clairement la rupture quantitative. Quelques pics précédents néanmoins qui faisaient jusqu’alors office d’événements marquants, voire de turning points, se signalent : en juillet 2007, en juillet 2008 et en janvier 2009.  De quoi s’agit-il ?

Le 16 juillet 2007, à 1h13 (10h13 heure locale), un séisme de magnitude importante s’est produit dans la préfecture de Niigata dans l’île principale de Honshu. La Japan Meteorological Agency avait alors estimé la magnitude à 6,6 tandis que l’épicentre était à environ 10 km de la centrale nucléaire de Kashiwazaki. Les conséquences de ce séisme sur la centrale de Kashiwazaki ont provoqué  de multiples reprises dans les médias et une offensive critique de la part des groupes anti-nucléaires11. La centrale a été arrêtée pendant plusieurs années, mais la mémoire de l’événement s’est vite perdue dans la masse12

On se souvient qu’en 2008 les incidents survenus sur différents sites du Tricastin (Drôme/Vaucluse) avait remis la problématique santé-environnement au cœur d’un dossier qui, depuis plusieurs années, tournait surtout autour de deux types d’enjeux : la question énergétique confrontée à l’alerte climatique d’un côté ; les dilemmes soulevés par l’enfouissement ou l’entreposage des déchets radioactives HAVL (Haute Activité – Vie Longue) de l’autre côté. Notons à ce propos qu’un procédure élémentaire de Prospéro permet de faire apparaître les thèmes saillants autour d’une date (année, mois, jour), et d’expliciter certains pics observés dans les diagrammes temporels (capture d’écran ci-dessous). Ainsi pour juillet 2008, ce sont les incidents de Tricastin qui ont défrayé la chronique, produisant une montée de la contestation chez des riverains jusqu’alors silencieux.

 

Capture d'écran de Prospéro : les thèmes saillants d'une date

Capture d'écran de Prospéro : les thèmes saillants d'une date

 

Le pic observé dans la série temporelle en janvier 2009, renvoie quant à lui à l’annonce de la construction d’un deuxième réacteur EPR en France, à Penly (Normandie) – signe s’il en est que la filière nucléaire envisage alors positivement l’avenir13.

La rupture formée par Fukushima n’annule pas les séries d’événements qui se sont accumulés au fil des années précédentes, mais l’ampleur de la catastrophe crée une sorte de pont sémantique reliant directement, en enjambant 25 ans d’histoire, la centrale japonaise et la centrale ukrainienne. Pour rendre compte des opérations narratives et argumentatives produites par l’événement, l’application du principe de variation, au fondement des corpus prospériens, est évidemment de rigueur. En même temps, dès lors qu’un sujet est relativement technique – donnant lieu à des procédés de traduction et de déconfinement des connaissances et des informations – il faut pouvoir disposer de sources dotées par les acteurs eux-mêmes d’une autorité suffisante. Parmi les milliers de textes acheminés par les divers automates – listes de diffusion, flux RSS, Google actualités et bien sûr les robots de Tirésias – le tri effectué par l’interprète recèle une part incontestable de subjectivité, mais on peut résumer la double contrainte posée sur le filtre semi-automatique utilisé, le travail des robots étant constamment supervisé, par deux mouvements opposés : d’un côté suivre des acteurs et des supports décisifs pour le corpus français ; de l’autre s’assurer d’une variation maximale laissant une place à des sources inattendues ou peu légitimes dans l’espace d’expression sur les affaires nucléaires. On trouve ainsi de multiples contributions d’agences comme l’ASN et l’IRSN, le blog{sciences²} de Sylvestre Huet qui s’est rapidement imposé  comme point de passage (presque) obligé, les communiqués et interventions des groupes anti-nucléaires ou contre-experts devenus classiques, comme le réseau Sortir du nucléaire, Greenpeace et la CRII-RAD, mais aussi de multiples supports de presse étrangers (Belges, Suisses ou Canadiens par exemple), de presse régionale ou de blogs divers et variés.

UN BASCULEMENT DIFFICILE À RELATIVISER

Le propre d’un puissant reconfigurateur est non seulement de modifier en profondeur les jeux d’acteurs et d’arguments qui marquent les controverses et les conflits engendrés par une technologie, mais de transformer l’angle de vision des futurs, introduisant une sorte de brisure dans l’espace des conjectures et des modèles. Il crée de toutes pièces un point d’irréversibilité, autrement dit une violente bifurcation. L’énorme sous-corpus généré en quelques semaines par Fukushima draine et entraîne avec lui de multiples figures et procédés de cadrage et de relativisation dont on peut mesurer la portée dans les arènes publiques. Contrairement à Tchernobyl, et bien que des spécificités culturelles japonaises puissent être invoquées ici ou là, Fukushima se produit dans un pays industriel organisé selon des standards occidentaux et dans un état du monde dominé par la mise en réseau des informations, des enquêtes et des discussions – la « preuve par l’image » jouant dans la foulée un rôle majeur dans le processus. L’ensemble des objets d’alerte et de controverse s’influencent les uns les autres, à travers la création de précédents , par le transfert de formes d’argumentation et de techniques de protestation, et par la formation conjointe d’acteurs-réseaux aptes à fédérer des causes et à conquérir une puissance d’expression. De fait le funeste destin de la centrale de Fukushima est non seulement un élément décisif dans le secteur nucléaire mais pèse désormais sur le développement du  nouveau cycle de contestation et de mise en discussion publique de multiples sources de danger et de risque. La crise peut servir de point de basculement ou d’inflexion pour toute une série de dossiers en santé environnementale, et nourrit la résurgence de l’activisme. En deuxième lieu, on voit s’opérer des changements de régime argumentatif, fondés sur le passage d’un risque diffus ou potentiel à une catastrophe réalisée, tangible et partant disponible pour servir la critique de l’absence de maîtrise de la technologie, ce qui engendre une nouvelle dramatisation de la perte de confiance dans le discours des industriels de l’atome et des autorités de contrôle. Enfin, cette crise vient rappeler qu’en matière de risque il n’y a jamais de certitude acquise et que l’oubli d’une source de dangers pendant plusieurs années peut être violemment compensé par un événement majeur – ce qui contraint fortement la production des scénarios et des conjectures sur le futur auxquels se réfèrent, implicitement en période de routine, explicitement dans les moments de dispute ou de conflit, les modèles d’évaluation et de gestion des risques.

Si les conséquences de cette catastrophe, classée entre 6 et 7 sur l’échelle INES, et constamment comparée aux deux grands accidents précédents, Three Mile Island et Tchernobyl, restent incalculables, il s’agit d’ores et déjà d’un des plus grandsreconfigurateurs du dossier depuis plusieurs décennies. Le cas du nucléaire se prête évidemment bien plus que les autres à la logique du basculement, les jeux d’acteurs et d’arguments changeant radicalement d’aspect avec une disjonction avant/après un accident ou une catastrophe. Ce type de vulnérabilité à la rupture radicale – moins évident sur d’autres dossiers au développement plus insidieux comme dans le cas des différentes formes de pollution, des OGM ou même du climat14 — permet d’observer comment une foule d’acteurs-acteurs se saisissent, ou se ressaisissent, de la question du risque nucléaire et plus particulièrement des métrologies relatives à la radioprotection : les questions de mesures et de seuils, de normes et de dispositions vis-à-vis des travailleurs et des riverains, mais aussi des modes de contamination à distance, notamment via la chaîne alimentaire et les milieux associés (eau, air, sols et végétaux), réengagent les autorités locales et internationales sur le terrain de la communication de crise et de la fameuse transparence – on l’a vu clairement avec l’épisode, qui n’a pas fini de provoquer des controverses à rebours, du panache radioactif qui a fait le tour du monde au mois de mars, réveillant le spectre du nuage de Tchernobyl.


Fukushima – One Step Forward and Four Steps Back as Each Unit Challenged by New Problems from Fairewinds Associates on Vimeo.

Au-delà du caractère spectaculaire du changement de régime impulsé par la séquence séisme-tsunami sur la filière nucléaire, l’accumulation continue de documents sous forme de corpus évolutifs permet de garder la trace de multiples micro-variations dont on ne pourra mesurer la portée que bien plus tard15 .

Un dernier point technique avant de conclure cette première note sur Fukushima. Dans le sous-corpus généré à partir de l’événement, l’analyse des grappes fait apparaître plusieurs lignes possibles pour l’enquête16 :

  • l’enchaînement des événements autour des réacteurs et la gestion de la crise par Tepco et les autorités japonaises ;
  • la question des expositions et de la protection sanitaire des populations, depuis le déplacement des populations locales jusqu’au panache radioactif qui a fait le tour du monde en passant par les rejets marins et la surveillance de la chaîne alimentaire. C’est dans cette grappe que ressurgit la question des faibles doses et des seuils d’exposition ;
  • L’importance pour les acteurs des opérations de comparaison, l’accident ayant rapidement grimpé le long de l’échelle INES, dépassant, pour certains, la gravité de Tchernobyl ;
  • Les effets en cascade sur l’ensemble de la filière nucléaire à l’échelle mondiale avec le gel de nombreux programmes, et la mise en place de « stress-tests » qui donnent lieu à de sérieuses controverses, notamment en Europe ;
  • La relance dans de multiples configurations nationales des mouvements anti-nucléaires et l’exigence de référendum ou d’un grand débat sur la sortie du nucléaire. Dans cette configuration, la France se singularise de nouveau avec une forte résistance des autorités et des exploitants à tout processus de révision de la politique nucléaire.

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La remontée subite des questions de sûreté dans le dossier nucléaire a produit une véritable réaction en chaîne sur tous les éléments de la filière. En même temps, on enregistre une découverte relativement lente des dimensions factuelles de l’accident et de la gestion de la « crise » à la fois par l’opérateur Tepco et les autorités japonaises, et par les instances internationales. Le point le plus saillant est bien sûr la fortification de la critique du nucléaire face à laquelle les stratégies de défense des industriels de l’atome apparaissent fragilisées, des retournements en cascade s’enchaînant, plusieurs commentateurs évoquant la figure classique du jeu de dominos. Décisions, événements, mobilisations et concertations ont en tout état de cause changé d’amplitude. Par exemple, le 22 mai 2011, a lieu en Suisse une des plus importantes manifestations contre le nucléaire, sous la forme d’une marche de 10km passant par le centre de stockage de déchets nucléaires de Würenlingen et les deux réacteurs de Beznau. Selon Michaela Lötscher, porte-parole du comité d’organisation : « La catastrophe de Fukushima a changé la donne et les termes du débat : les hommes et femmes politiques et les industriels du nucléaire ne peuvent ignorer cela », et il faut que les autorités fédérales « répondent aux craintes de la population » en « donnent le signal d’un avenir sans le nucléaire ». Dans la foulée, le quotidien allemand Handelsblatt révèle que Siemens se prépare à abandonner le nucléaire, ce qui a des répercussions dans les milieux financiers.

Aux États-Unis, où fonctionnent 104 réacteurs (soit 20,2% de l’électricité selon des chiffres de 2009), le sénateur Joe Liberman déclare sur la chaîne CBS, que la construction de nouvelles centrales nucléaires ne sera pas remise en cause, mais qu’il convient de « doucement ralentir jusqu’à absorber ce qui s’est passé à Fukushima » (sic). A minima, la sécurité des centrales sera sérieusement réévaluée mais le débat est déjà relancé : alors que Devin Nunes, élu de Californie,  propose une loi de relance de l’énergie nucléaire avec 200 nouvelles centrales d’ici à 2040, Lois Capps, députée démocrate demande quant à elle l’arrêt de la centrale de Diablo Canyon construite sur la faille sismique de San Andreas. La filière nucléaire est même mise en concurrence avec … les  gaz de schiste (autre dossier critique sur lequel nous aurons l’occasion de revenir). Le PDG d’Exelon lui-même, le numéro 1 du nucléaire aux Etats-Unis estime que le nucléaire coûte trop cher. Au Texas, David Cranela PDG de la compagnie NRG annonce qu’il se retire d’un projet important, le South Texas Project (STP):

L’accident tragique du Japon a soulevé de nombreuses incertitudes autour du développement futur de l’industrie nucléaire aux Etats-Unis, ce qui a pour conséquence de réduire fortement la probabilité que les tranches STP 3 et 4 puissent être construites en temps et en heure17.

Les cas allemands et italiens sont également significatifs. Le 28 mars, la chancelière Angela Merkel impute directement la défaite de son parti dans le Bade-Wurtenberg à l’accident de Fukushima. En Italie, un moratoire d’un an est voté dès le 23 mars, interrompant la stratégie de relance nucléaire visée par Berlusconi. Bref, les événements japonais ont produit des processus de reconfiguration dans tous les sens. La rupture est tellement visible dans les structures textuelles qu’elle a suscité la création d’une nouvelle période du corpus, validée par le logiciel Marlowe lui-même.  Mais il y a évidemment des formes actives de résistance au changement – une sorte d‘immobilisme.

Sans surprise, la France  de son côté, exclut la sortie du nucléaire, bien que les suites de Fukushima aient conforté les difficultés financières d’eDF tout en ouvrant une période d’incertitudes pour Areva. Les promoteurs français de l’atome trouvent des alliés (mais aussi des concurrents potentiels) en Asie : en effet, l’Inde et la Chine entendent garder le cap et œuvrer à la renaissance du nucléaire. Garantir un avenir à la filière implique la production de nouveaux dispositifs de conviction : « les leçons de Fukushima seront tirées » ne cessent de répéter les instances officielles. Après tout ce n’est pas très compliqué ! Il suffit de concevoir de meilleurs systèmes de refroidissement et de confinement et le tour est joué !  A ce propos, alors que la robotique japonaise est supposée être à l’avant-pointe de tout ce qui se fait de mieux en hyper technologie – ce qui a déjà donné lieu à de belles envolées lyriques, y compris en anthropologie des humanoïdes -  on ne les a pas trop vus à l’oeuvre à Fukushima. Raison de plus pour surenchérir en matière d’innovation technologique18. Tel est le raisonnement dominant chez les ingénieurs, ce qui bien sûr engendre des réactions du côté des néo-luddites ou des sentinelles de la critique des technosciences19. Bref, lorsque la préférence tend vers la relance du nucléaire, la catastrophe est interprétée comme la  simple défaillance d’un système technologique face à une situation imprévue car très improbable. L’espace de calcul et la forme de raisonnement ne donnent pas lieu à révision puisqu’il suffit de d’améliorer le système pour éviter la reproduction de la crise. Les opposants ne l’entendent pas du tout de la même oreille, et on ne peut pas leur donner tort en disant qu’ils n’ont rien vu à Fukushima … C’est vers une longue épreuve de forces que se dirige l’évolution du dossier nucléaire. Le 24 mai 2011, dans les flux drainés par Tiresias, deux titres font saillance « Jeremy Rifkin : « le nucléaire est mort » » (Développement Durable Magazine) et « Fukushima « ne remet pas en cause le nucléaire », selon le patron d’EDF Henri Proglio » (Le Monde). Le moins que l’on puisse dire est que l’incommensurabilité des visions du futur est à son maximum d’expression, ce qui laisse augurer d’une intensification des luttes et des conflits autour du nucléaire et ses technologies. Prospéro et Marlowe n’ont donc pas fini d’avaler les documents d’un dossier au destin aussi préoccupant qu’indéterminé.

  1. Après un accident majeur comme celui de Fukushima, certains arguments  permettant de relativiser les problèmes de  sûreté ont changé de statut épistémique. On lit ou relit différemment toute une série de propositions, comme par exemple celles qui sont exposées dans W.J. Nuttall, Nuclear Renaissance. Technologies and Policies for the Future of Nuclear Power, New York, Taylor & Francis, 2005 ; voir également la lecture comparative proposée par Markku Lehtonen et Mari Martiskainen, «Pathways towards the nuclear revival in Finland, France, and the UK», Working Paper, Communication at EHESS, Paris, 2010. []
  2. F. Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique, Paris, Pétra, 2011. []
  3. Pour tester ce qui persiste ou ce qui résiste, et symétriquement ce qui change dans les jeux d’arguments, on peut aussi adopter une échelle temporelle beaucoup plus longue, permettant de  comparer des configurations séparées dans le temps et dans lesquelles les jeux d’acteurs et les contextes politiques sont complètement différents. Voir la remarquable étude des trois grands moments de débats sur la peine de mort en France, menée par Raphaël Micheli dansL’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans le débat parlementaire français, Paris, Le Cerf, 2010. []
  4. Voir les contributions d’Assimakis Tseronis sur ce carnet de recherche et en particulier :  A la recherche des marqueurs argumentatifs. []
  5. Le Monde, 6 octobre 1999. []
  6. GREENPEACE@ 19/01/2001 []
  7. Le Monde 03/12/2002 []
  8. Dans la nuit du 24 au 25 mai 2011 j’ai pris la ferme résolution d’arrêter de suivre les développements du dossier pour une certaine durée. On en a déjà débattu, c’est là là a fois une source permanente de stimulation de l’enquête et une source d’embarras : comment décider d’arrêter de suivre les acteurs alors même que chaque nouvelle intervention apporte son lot de nouveautés, de déplacements, de relances ou de révélations ? []
  9. voir « Cohn-Bendit demande un référendum sur la sortie du nucléaire », Le Monde, 13 mars 2011. []
  10. Le profil du corpus obtenu à travers les filtres sémantiques appliqués à la fois par Tirésias et par le chercheur, a pu être comparé à une base de données de presse, comme Factiva, les profils étant assez proches, bien que dans Prospéro le nombre de textes ait été volontairement contrôlé pour éviter d’inutiles redondances – le copier/coller de dépêches étant comme on le sait un exercice banalisé dans l’activité journalistique. Voir M. Boler, Digital Media and Democracy. Tactics in Hard Times, Cambridge, The MIT Press, 2008. []
  11. voir Greenpeace, « Fuite d’eau radioactive dans une centrale au Japon : le nucléaire reste une technologie risquée », 17 juillet 2007 : « La secousse a provoqué une fuite d’eau radioactive et un incendie dans l’un des transformateurs. [...] La centrale a été arrêtée et des vêtements et des gants potentiellement contaminés par des radiations ont été retrouvés par terre.» []
  12. AFP « Japon : la centrale stoppée depuis un séisme cause du souci à l’Etat », 14/04/2009. []
  13. il faut dire qu’elle bénéficie du soutien indéfectible du premier physicien nucléaire de France, qui déclare à de multiples reprises que le nucléaire français est le plus fiable du monde. []
  14. Encore que, depuis le début des années 2000, les événements extrêmes sont de plus en plus  facilement rapprochés du changement climatique global. Voir par exemple le rapport de l’OcCC,Extreme Events and Climate Change, Bern September 2003 []
  15. Francis Chateauraynaud, « Sociologie argumentative et dynamique des controverses : l’exemple de l’argument climatique dans la relance de l’énergie nucléaire en Europe », A Contrario, 2011, n°16, 131-150. []
  16. Dans Prospéro I. Le calcul des grappes utilise l’analyse des réseaux en parcourant les noeuds et les liens de façon à faire apparaître des configurations relationnelles relativement stables masquées par les grands arbres qui cachent la diversité des zones forestières. En sortie de l’algorithme, on obtient des grappes, c’est-à-dire des ensembles d’objets reliés par des noeuds, formant des groupes thématiques stables et cohérents à travers les textes – une forme de classification automatique en quelque sorte, qui a donné lieu à une nouvelle version algorithmique dans Prospéro II, sur laquelle nous reviendrons ici même un peu plus tard. L’intérêt de cette procédure est surtout d’explorer la liste des grands enjeux ou, plus simplement, des sous-dossiers qui animent les acteurs d’un même dossier []
  17. Voir « Tour du monde des politiques nucléaires après Fukushima », Actu-Environnement, 11 mai 2011. []
  18. Ironie du sort, des robots français auraient été envoyés en mission à Fukushima []
  19. Hervé Kempf, « Fukushima est moins un accident que l’aboutissement d’une série annonciatrice« , 3 mai 2011. []
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UN COMMENTAIRE POUR  “LE SENS DE L’IRRÉVERSIBLE. CHRONIQUE DU NUCLÉAIRE CIVIL APRÈS FUKUSHIMA (IÈRE PARTIE)”

  1. Josquin a dit le 28 mai 2011 à 9:51 :

    Je ne résiste pas à (re)mettre le lien vers la vidéo de Benjamin Dessus analysant les points forts du nucléaire
    http://www.dailymotion.com/video/xd09yu_le-nucleaire-est-il-inevitable-avec_news