PeWeck  11 mai 2011

Traversant à pied la plaine du Kantô touchée par le grand tremblement de terre qui avait dévasté la zone urbaine de Tokyo à Yokohama (140 000 morts), il écrivait dans son style biblique et merveilleusement précis : «Une grande haleine de feu a soufflé. L’eau des étangs elle-même s’est mise à bouillir. Dès notre arrivée à Tokyo, accueillis par ces frissons de la terre, ces grondements sous nos pieds, ces conflagrations incessantes, nous avions compris de quel Cyclope à demi endormi sous les feuillages et les fleurs nous étions les hôtes.» Qu’aurait-il dit aujourd’hui, alors que l’île principale de l’archipel semble avoir glissé sur plus de deux mètres et l’axe de la rotation de la Terre s’être déplacé de 10 centimètres ?

Il est évidemment trop tôt pour prétendre tirer les leçons du «grand séisme du Tôhoku», mais il est permis et même judicieux de commencer à y réfléchir. Le tremblement de terre survenu le 11 mars 2011 n’a en effet pas seulement révélé - ou rappelé - les énormes risques géologiques tapis au revers de la plus grande ville du monde, il a aussi rendu extrêmement visible toute une série de modes de fonctionnement, et de dysfonctionnements, de nos sociétés dites modernes et industrialisées.

Le règne omniprésent des images tout d’abord, images rendues encore plus terrifiantes par le fait qu’elles apparaissent partout et semblent se multiplier, rarement accompagnées de mots justes et de raisonnements soupesés. Comme le dit René de Ceccatty [dans un mail reçu hier] : «On décrit les difficultés pour refroidir la centrale de Fukushima dans un mélange de langue de bois, de combativité et de scientificité incompréhensible.» Les informations les plus contradictoires circulent, parce que la réalité est complexe sans doute, mais aussi parce que peu de gens savent se taire et parler à bon escient. Soudain, combien se découvrent une vocation d’experts en physique nucléaire, les «nancharadoctors» comme disent les Japonais (experts de tout et de n’importe quoi) ! Catastrophisme et sensationnalisme semblent devenus les règles incontournables de tout commentaire public, et comme la marque de fabrique de nos sociétés médiatico-narcissiques.

Quant aux mots, ils ne semblent plus avoir ni sens ni poids. Le pire en la matière étant atteint par certains dirigeants industriels qui devraient pourtant être les premiers à se taire, comme la présidente du groupe nucléaire français Areva, Mme Lauvergeon, déclarant plus de trois jours après l’événement que ce n’était pas une catastrophe nucléaire (que ne le répète-t-elle avec la même indécence aujourd’hui ?), ou certains hommes politiques comme Eric Besson, tournant et retournant sa veste jusqu’au grotesque. Sans compter le président de la République lui-même, réaffirmant juste au moment où j’écris ces lignes, avec un rare sens de l’à-propos, «la pertinence du nucléaire», à un moment où précisément on pourrait à tout le moins s’en poser la question. Un tel condensé d’ignominie et d’incompétence écrase tout ce qu’on pouvait imaginer.

Au Japon, où je suis et où je reste, je vois des hommes et des femmes, japonais, français ou autres, se taire et agir, chacun à son échelle, avec ses moyens, comme l’admirable couple franco-japonais, Sylvain et Saé Cardonnel, accueillant avec générosité six, huit et bientôt dix réfugiés… J’entends de purs moments d’intelligence, comme la conférence de Bernard Cerquiglini sur la francophonie, maintenue malgré les épreuves, qui attira un public soucieux et pourtant extraordinairement attentif. J’admire Chikako Mori, l’étoile montante de la sociologie japonaise, organisant au milieu de la tourmente avec le sociologue Alexis Spire un groupe de réflexion scientifique, pour que, dit-elle, «quelque chose de positif puisse sortir de cette catastrophe». Je vois un peuple qu’on décrit souvent comme passif et moutonnier animé au contraire d’une rare détermination, ne se livrant ni à la rixe ni au pillage, doté d’une fantastique force morale e t d’un grand sens du collectif.

C’est ce que l’on pourrait appeler la tectonique des sentiments. Les grandes catastrophes de ce genre ne font pas seulement bouger les plaques ou tanguer les immeubles. On peut espérer qu’elles sauront aussi remuer les consciences et provoquer un sursaut dans les opinions publiques du monde entier.

Je laisse le dernier mot à mon ami Hirano Akihito, à qui je demandais pourquoi il ne quittait pas Tokyo : «En tout cas, je reste. Je vis comme il faut et je meurs comme il faut.»

Par MICHAËL FERRIER «Sympathie pour le fantôme» (Gallimard, 2010). Michaël Ferrier enseigne à l’université Chuo de Tokyo, où il vit depuis une vingtaine d’années.