Par Pierre Musso   Professeur à l'université de Rennes 2 et Télécom ParisTech

vendredi 25 mars 2011 16:35

Avec le développement de l'Internet, des réseaux sociaux et des systèmes d'information, le cyberespace devient une réalité quotidienne. Il nous familiarise avec la coexistence de deux mondes entrelacés : le territoire physique où les mobilités ne cessent de croître et le cyber où règne la quasi-immédiateté des échanges d'information.


Il n'y a qu'un seul espace, mais composé de plusieurs systèmes, un espace hybride fait de connexions et d'interactions physiques et virtuelles.  Un changement de paradigme se produit avec la naissance de ce double monde. Il faut le comprendre et  le naturaliser pour l'habiter. Or de nombreux simplismes encombrent l'analyse de l'impact des technologies d'information et de communication (TIC) sur les territoires : évoquons-en cinq.


1. Les TIC seraient des réseaux comparables à des autoroutes électroniques, des infrastructures aux « effets structurants »  sur les territoires
Pourtant ce sont surtout des « soft infrastructures » et des services. 
Le territoire dit « numérique » est pensé comme un territoire équipé de réseaux téléinformatiques, par analogie aux transports. Certes, ils sont indispensables pour moderniser un territoire et renforcer son attractivité, mais à la différence des transports, ils sont insuffisants sans le développement des contenus, des formations et des services. 

2. Les TIC se substitueraient aux médias et aux technologies précédentes
Or, les usages des TIC demeurent modestes, pour des raisons économiques, du fait des modes de vie routiniers ou de la rigueur des emplois du temps. Le temps consacré aux loisirs a peu évolué en trente ans, et celui passé devant la télévision non plus : 3h30 par jour et par Français. Certes la téléphonie mobile et l'ordinateur se sont répandus, mais leur usage reste assez traditionnel. 
En matière de TIC, la vitesse de l'innovation conduit les politiques publiques à célébrer « la révolution numérique ». Or il faut distinguer trois types de temporalités : celle ultra-rapide de l'innovation technique, celle plus lente des usages, et celle très lente des représentations qui se répètent sur longue durée.

3. Le vocable dramatisant des « fractures numériques » servirait à identifier des territoires délaissés en matière de TIC
Or cette idée est l'objet de nombreuses critiques : est-ce un habillage du constat des inégalités socio-économiques ? Est-ce l'alibi d'un désengagement de l'aide au développement des régions défavorisés ? Ne serait-elle pas le constat du décalage entre la multiplication des TIC et leur diffusion ? Ne suffirait-il pas d'attendre pour que l'innovation se répande ? Certes, la fracture numérique constitue une menace pour certains territoires, mais elle ne peut servir d'analyseur pour appréhender le cyberespace.

4. Les TIC permettraient de moins polluer
Or la corrélation TIC-impact environnemental positif n'est pas établie. Bien au contraire, car les TIC génèrent 2% des émissions de CO2, soit l'équivalent de la flotte aérienne mondiale. Le volume de déchets électroniques ne cesse d'augmenter. Les terminaux, les réseaux et les serveurs sont gros consommateurs d'énergie : les 2 millions de serveurs Google consomment autant que deux petites centrales nucléaires. Une recherche sur Google consomme 7 grammes de CO2, or 200 millions de recherches sont effectuées chaque jour ... L'envoi de 62.000 milliards de spams en 2008, équivaut à la combustion de 33 milliards de litres de carburants.

5. Les TIC réduiraient les déplacements
 Or, les mobilités ne cessent de croître, et les TIC dont le téléphone mobile, permettent d'amplifier, de sécuriser les déplacements et de rentabiliser les temps morts. Avec la visioconférence ou le télétravail, on espérait substituer les télécoms aux transports, or ces derniers produisent du trafic pour les premiers. Si l'analyse de la relation télécoms/transports est souvent enfermée dans le couple complémentarité/substitution, c'est la nature des déplacements qui est modifiée et enrichie. 
 
A l'opposé de ces poncifs, on soutient une vision inspirée par le concept de territoire augmenté. Le cyberespace est un espace d'ubiquité, d'échanges et d'actions. Il conduit à l'augmentation du territoire, c'est-à-dire son enrichissement et son élargissement. Il faut donc prendre le cyberespace au sérieux et l'investir, voire « le fabriquer », car c'est un espace dont la construction résulte des acteurs eux-mêmes. 
Dans cet espace dynamique, les hiérarchies sont celles des réputations et des images. Des points de vue, des projets d'action, des cartes mentales et des valeurs  s'y rencontrent, collaborent ou s'y affrontent. 
Les frontières du cyberspace sont floues parce que symboliques : ce sont des valeurs culturelles. C'est donc le sens (la signification) qui oriente. D'où l'importance de la connaissance, de la formation, de la recherche et de l'enrichissement des représentations pour l'appropriation de ce nouveau monde.