Le Point 18 04 11 CAROLINE PUEL

C'est un événement aux conséquences géostratégiques essentielles pour les prochaines années qui s'est déroulé loin des regards occidentaux, la semaine dernière, sur l'île de Hainan, au sud de la Chine. Profitant de la séance d'ouverture du dixième Forum de Bo'ao, une réunion annuelle de l'intelligentsia et des dirigeants de la région, dont Pékin aimerait faire le "Davos" asiatique, le président chinois a prononcé un discours fondateur. 

Hu Jintao a appelé à l'union de l'Asie autour de valeurs communes basées sur la solidarité, le travail et le développement, tout en tendant la main aux pays émergents des BRICS (Brésil, Russie, Inde, et Afrique du Sud). 

"Nos pays veulent une nouvelle architecture multilatérale"

"La Chine ne peut accomplir son développement et sa prospérité sans l'Asie et l'Asie a besoin de la Chine pour son développement et sa prospérité", a déclaré le président chinois avant de passer à des considérations plus politiques : "Nous devons renforcer les mécanismes de coopération régionale"..., "maintenir une sécurité régionale qui garantisse la paix et la stabilité de la région". Et le numéro un chinois a rejeté "l'actuelle mentalité de guerre froide" (des Occidentaux) tout en précisant que la Chine prônait "la confiance mutuelle et un patient dialogue" pour la résolution des conflits régionaux. 

L'importance de l'événement tient à la réponse de ses interlocuteurs : la Russie a répondu immédiatement sur un ton très positif. "La Russie est prête à participer à ce processus...", a déclaré Dmitri Medvedev en invitant tous les participants à se retrouver en juin au Forum économique de Saint-Pétersbourg. "Nos pays veulent une nouvelle architecture multilatérale, qu'un nouveau centre économique et politique développe son influence"... Et rappelant que la Sibérie russe faisait géographiquement partie de l'Asie, il a proposé qu'un "processus de sécurité et coopération renforcé permette d'unir toute la région Asie-Pacifique". 

Une chance ou une menace ?

À son tour, la présidente brésilienne, Dilma Rousseff, a fait le lien entre l'Asie et l'Amérique latine, soulignant : "Le monde est en train de vivre une transformation en profondeur, en sortant des anciens impérialismes." 

"Certains verront le développement des géants économiques du Sud comme une chance pour construire un monde multilatéral et d'autres le verront comme une menace", a estimé, quant à lui, le président sud-africain Jacob Zuma, tout en se déclarant "déterminé à poursuivre l'engagement avec la communauté d'affaires asiatique". Le commerce entre la Chine et les BRICS a augmenté de 46 % au cours du premier trimestre 2011. 

Côté asiatique, Taïwan, tout en se montrant prudente, a semblé favorable au projet, de même que la Corée du Sud. L'Asean (Association des dix pays d'Asie du Sud-Est), qui depuis l'an dernier met en place la plus vaste et dynamique zone de libre-échange avec la Chine (plus de 950 milliards de dollars d'échanges en 2010), est apparue totalement acquise à cette cause. "La Chine va demeurer la locomotive de la croissance pour toute l'Asie... L'Inde est une locomotive alternative", a déclaré le secrétaire général de l'Asean. C'est sans doute parce que l'Inde vit assez mal le fait d'être, à ce stade, considérée uniquement comme "une alternative" à la Chine que le Premier ministre indien, qui participait la veille au sommet des BRICS, s'est abstenu de venir au forum de Bo'ao. Sa réponse par la politique de la chaise vide faisait écho au silence gêné du Japon, qui était, voilà quelques mois encore, la seconde économie mondiale, mais dont la tragédie nucléaire le tire pour l'instant vers le bas. 

Des relations Sud-Sud

En vieux stratège, la Chine s'est donc efforcée de poser les bases d'un nouveau cercle d'influence, réunissant les grandes puissances émergentes, notamment du Sud. Cette ouverture multipolaire n'exclut pas que la Chine continue, en bonne joueuse de go, à participer activement aux autres cercles dont elle fait déjà partie, comme le Conseil de sécurité des Nations Unies ou le G20. Mais le tracé de ce nouveau réseau transforme radicalement les rapports de force internationaux hérités du XXe siècle, qui prévalaient jusqu'à la crise économique de 2008, lorsque les puissances occidentales dirigeaient l'économie et monopolisaient le discours international. 

Un nouveau type de relations Sud-Sud est en train de se mettre en place, à l'initiative de la Chine, qui échappe totalement aux courants d'échanges que dirigeait jusqu'à présent l'Occident. Ces pays asiatiques et émergents représentent plus de 60 % de l'humanité et de la croissance mondiale. Leur appel à l'unisson pour l'émergence d'un nouveau monde multipolaire peut difficilement rester ignoré. Cette évolution est d'autant plus spectaculaire que plusieurs de ces pays sont encore, ou ont connu récemment, des régimes communistes, fascistes, militaires ou autoritaires, mais qu'ils sont en pleine transformation. 

Contre l'intervention en Libye

L'opération avait été organisée dans ses moindres détails par les autorités chinoises. Elle se déroulait comme une pièce de théâtre en deux actes dans l'île tropicale de Hainan, symbole du "Sud" chinois. Premier acte avec le sommet des BRICS à Sanya le 14 avril, qui a permis aux cinq pays émergents de protester d'une seule voix contre l'opération militaire des Occidentaux en Libye. Mais les BCRIS ont également soutenu le projet de réforme du système monétaire international mené dans le cadre du G20, démontrant ainsi leur nouvelle force et leur volonté de participer davantage à la gouvernance mondiale. 

Second acte les 15 et 16 avril au Forum de Bo'ao avec cet appel du président chinois à la fondation d'une "Pan-Asie" pacifique et prospère, dont le rayonnement, via la mondialisation, pourrait atteindre les autres continents. La mise en scène était renforcée par une énorme opération de propagande dans les médias chinois. Les journalistes asiatiques et des BRICS, qui accompagnaient leurs responsables politiques, ont également assuré une couverture très importante dans leurs supports respectifs, donnant à ce qui avait pu apparaître comme un petit colloque local une dimension soudain planétaire. 

L'Occident a un train de retard

Mais c'est le contexte des révolutions dans le monde arabe, et particulièrement l'intervention militaire de l'Otan en Libye - ainsi que la tragédie nucléaire japonaise -, trois événements qui pour le coup, n'étaient pas prévus dans le scénario de départ écrit à Pékin, qui ont donné à ces journées de rencontres multilatérales toute leur dimension politique. L'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin qui faisait partie des rares témoins occidentaux en a tiré trois réflexions : "Premièrement, chacun de ces BRICS dispose d'un leader crédible, qui a participé à l'émergence de son pays. Ils deviennent des personnalités incontournables de la gouvernance mondiale. Deuxièmement, c'est bien dans ces pays que se trouve la nouvelle croissance, plus verte, plus sociale, et elle est utile au reste du monde. Troisièmement, ces pays véhiculent un message pacifique au moment où le monde est en danger. C'est un élément fort de leur nouvelle importance sur la planète." 

Reste à savoir comment les Occidentaux, en particulier la France, sauront répondre à ces pays émergents et du Sud. À ce stade, l'incompréhension des Occidentaux semble matérialisée par ces images, de plus en plus dérangeantes, qui tournent en boucle sur les télévisions internationales, de l'Ancien Monde s'enferrant dans plusieurs conflits armés, pendant que le Nouveau Monde, en dépit de ses propres contradictions sécuritaires, apparaît désormais comme celui qui appelle à la modernité et à la paix...