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Dans son dernier livre, Une brève histoire de l’avenir, à la fois fascinant et dérangeant, Jacques Attali déroule l’histoire des soixante prochaines années du monde. Dans une brillante synthèse, historique, politique, sociale, économique, écologique, scientifique et technique, il reprend certains grands thèmes de ses livres précédents, et notamment Les trois mondesLignes d’horizonFraternités ou L’homme nomade, pour nous plonger dans les racines du passé afin de discerner les branches porteuses de notre avenir.

Le premier tiers du livre constitue une des plus étonnantes histoires « co-évolutive » des civilisations humaines jamais écrite : de l’ancienne Egypte aux dynasties chinoises, en passant par le Bassin méditerranéen, le Moyen Age européen, l’Inde ou le Moyen-Orient, il met en perspective les trois ordres qui conditionnent le développement des sociétés humaines : l’ordre rituel (religieux), l’ordre impérial (militaire) et l’ordre marchand (contrôle de l’économie). Etape par étape, en suivant les « cœurs » du monde (Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New York et Los Angeles), il décrit l’implantation de la démocratie de marché, la naissance du capitalisme, la mondialisation, l’influence croissante d’Internet et des objets nomades dans les relations sociétales et dans les nouvelles formes de travail.

Mais progressivement, il se projette dans un avenir de plus en plus inquiétant, marqué par ce qu’il appelle « l’hyperempire » (l’extension de la démocratie de marché, avec ses règles impitoyables, allant jusqu’à la marchandisation du temps et du corps), « l’hyperconflit », (le choc armé de politiques, de cultures, de religions, entre des Etats ou des groupes se déclarant incompatibles, en lutte pour le contrôle des flux financiers, de l’énergie ou de l’eau). Des groupes puissants représentés par les mafias, les cartels, les « entreprises pirates », les « criminels en col blanc », s’appuyant sur « l’hypersurveillance », au détriment des règles de base de la vie privée et de l’éthique de la vie en société. De ce champ de bataille réel et virtuel des prochaines années Jacques Attali fait émerger la lueur de l’espoir.

Son livre se termine sur des options de construction positive et responsable de leur avenir par les humains, rassemblées dans ce qu’il appelle « l’hyperdémocratie ». Certes, on pourra dénoncer le caractère utopique, ou trop optimiste de cette vision à long terme. Certes, une collection de mots ne fait pas une politique globale, en particulier lorsque certains d’entre eux dénotent une certaine ambiguïté idéologique (comme « transhumanisme » ou « gouvernement mondial »). Mais les bases de la construction de ce grand futur sont jetées : réseaux solidaires, démocratie participative, « entreprises relationnelles », ONG, micro-crédits, intelligence collective... Encore faudra-t-il qu’au-delà des luttes de pouvoir et de l’égoïsme de chacun, les hommes prennent conscience de leur communauté de destin avec une nouvelle forme de « sagesse » pour référence principale. Alors « se dessinera, au-delà d’immenses désordres, la promesse d’une Terre hospitalière pour tous les voyageurs de la vie ».

Extrait de la conclusion de Brève histoire de l’avenir de Jacques Attali (Fayard)

« L’élection présidentielle à venir sera l’une des dernières occasions d’orienter l’histoire de l’avenir. Beaucoup préféreront débattre de questions mineures.

Beaucoup, à gauche comme à droite, pourront encore, le temps d’un sursis, choisir consciemment de ne rien faire, de ne même pas parler de ces enjeux. Ils préféreront discourir sur la grandeur de la France, sans rien faire pour essayer de la maintenir ; agiter les menaces qui pèsent sur elle, en se contentant de gérer le déclin à la petite semaine, tout en renvoyant les choix diffi­ciles à leurs successeurs.

De fait, à l’échelle de leurs petites vies, ce serait un parti pris raisonnable : la France est assez riche pour sombrer lentement.

Les Français devraient tirer, dès maintenant, les conclusions de cette histoire de l’avenir, de ses ressorts, de ses menaces et de ses potentialités. Ils devraient en déduire que, plus le temps passe, moins la politique aura les moyens d’influer sur le réel, et qu’il est encore possible, pendant quelques années, d’éviter le désastre, de tirer notre épingle du jeu par la mise en œuvre d’un programme d’urgence néces­saire, quelle que soit la majorité politique à venir.

Je n’entends pas détailler ici l’ensemble des réformes qui s’imposent. Ce sera le rôle des candi­dats aux prochaines élections présidentielles et légis­latives. J’entends seulement donner les principes qui devraient tous les guider. Ces réformes tournent autour de deux idées : rendre à l’avenir ce qu’on lui a pris ; permettre au pays de tirer le meilleur de l’avenir.

Permettre au pays de tirer le meilleur de l’avenir

Ces réformes qui découlent de toute l’histoire de l’avenir, racontée dans les chapitres précédents, s’organiseront dans six directions, énoncées ici sans ordre de priorité.

Promouvoir les technologies de l’avenir : la recherche universitaire et industrielle devra se voir attribuer des moyens beaucoup plus importants, en particulier dans les domaines des nouveaux maté­riaux, des économies d’énergie, des véhicules hybrides, des piles à combustible, de l’utilisation de nouveaux carburants, des énergies renouvelables, des nanotechnologies, des autosurveilleurs, de l’ubiquité nomade et de l’urbanisme.

Créer une société équitable  : il faudra organiser une mobilité équitable du travail, par un véritable statut rémunéré de tout chercheur d’emploi ; réfor­mer profondément les services publics, pour les amener à servir en priorité les plus démunis ; pour être équitable avec les générations ultérieures, il faudra retarder l’âge de la retraite d’au moins six ans, y compris pour les salariés du secteur public, à l’exception des salariés exerçant des métiers pé­nibles ou dangereux pour autrui (ce qui, compte tenu de l’augmentation de l’espérance de vie, permettra à chacun de ceux qui travailleront en 2007 d’avoir devant eux autant d’années de retraite que ceux qui quittèrent leur dernier emploi en 1988) ; il faudra tenir compte de l’espérance de vie dans le calcul des cotisations et des pensions. Il fau­dra enfin accepter le principe de l’entrée sur le terri­toire de plusieurs centaines de milliers d’étrangers par an - et pas seulement d’étrangers détenant des diplômes. Pour réussir leur intégration, il faudra lancer une ambitieuse politique scolaire, culturelle et urbaine. Il faudra faire du logement social une priorité ; mettre en œuvre, en faveur des minorités dites visibles, une discrimination positive tempo­raire de sept ans, et limiter à la même durée l’ins­tauration de la parité hommes/femmes, autre forme de discrimination positive.

Renforcer l’efficacité du marché : il faudra mettre le pays en situation d’ubiquité nomade, c’est-à-dire construire les réseaux de communication - ports, trains, aéroports, réseaux de fibres optiques, infra­structures urbaines - nécessaires à la phase à venir de la neuvième forme ; mener une bataille frontale contre tout ce qui peut réduire la mobilité (drogues, alcool, obésité) ; promouvoir le goût du travail, de la concurrence, de l’effort, de la curiosité, de la mobi­lité, de la liberté, l’aspiration au changement, au neuf ; favoriser les nouvelles entreprises, en particulier dans les domaines de la santé et de l’éduca­tion ; réduire la fiscalité du capital et de l’épargne, inciter à faire fortune par son travail ; favoriser la concurrence dans les services ; réduire les barrières à l’entrée de nombreuses professions ; mettre en place des systèmes de veille technologique ; attirer les investissements étrangers, en particulier dans les technologies de l’ubiquité nomade, de la santé et de l’éducation, des entreprises relationnelles ; donner une meilleure place aux plus innovants des agents publics ; réduire et simplifier les structures adminis­tratives, en particulier en fusionnant régions et départements.

Créer, attirer et retenir une classe créative : il faudra doubler la dépense moyenne par étudiant, regrouper les universités, favoriser leur autonomie de gestion, encourager leurs relations avec le secteur privé ; faire en sorte que l’origine sociale ne pèse plus sur la réussite universitaire ni sur l’accès aux fonctions de responsabilité ; réformer le collège ou tout se joue ; développer les capacités des étudiants à transformer leurs savoirs en richesses concrètes ; donner une deuxième et une troisième chance à ceux qui auraient échoué dans leurs études ; mener une très ferme politique de sécurité intérieure ; promouvoir la qualité de la vie sociale et culturelle dans les pôles de développement pour y attirer des élites venues du monde entier. La promotion de l’esthétique urbaine, industrielle, sociale, sous toutes ses formes, sera fondamentale.

Renforcer les moyens de l’influence et de la souveraineté : il faudra faire de la promotion mondiale de la langue française, et de sa défense en France, une priorité majeure ; doter l’armée de moyens de surveillance et d’intervention rapide ; concentrer l’aide au développement sur les pays qui le mériteront par les efforts qu’ils auront déployés pour se doter d’institutions démocratiques ; définir une politique claire de développement de l’Europe de l’Est et de la Méditerranée, régions dont dépendra, dans le prochain demi-siècle, la sécurité de la France. Il faudra aller vers la limitation des transports individuels et une gestion plus rationnelle de l’eau, de l’énergie, des déchets et des ressources de la mer. L’énergie nucléaire restera nécessaire.

Faire naître l’hyperdémocratie : la France aura tout intérêt à aider à la naissance de l’hyperdémocratie (forme ultime de la démocratie à la fois planétaire et participative) qui protégera ses valeurs et son existence même. Elle devra donc proposer la création d’instances de gouvernance mondiale disposant de ressources propres, évoquées au chapitre précédent, en particulier par la fusion du G8 et du Conseil de sécurité. A l’échelle européenne, elle devra inciter à la mise en place d’un véritable gouvernement continental, doté de compétences politiques, militaires et sociales - et pas seulement, comme aujourd’hui, éco­nomiques et monétaires. Elle devra faire comprendre à ses partenaires que l’Europe est la mieux placée pour créer le premier espace d’harmonie relation­nelle de la planète. L’État français conservera pour lui-même toutes les compétences nécessaires à l’inté­gration sociale, à la promotion de la langue, de la culture, de l’éducation ; il devra favoriser, fiscale­ment, financièrement, la constitution d’entreprises relationnelles de toute nature (des partis, des syndi­cats, des ONG, des associations, des réseaux coopé­ratifs réels ou virtuels, en particulier dans les activités d’éducation et de prévention). Il faudra développer la démocratie participative, en particulier régionale, et organiser des espaces urbains et virtuels pour que s’ y rencontrent ceux qui ont envie de se rendre utiles et ceux qui peuvent offrir des occasions de l’être. Cette démocratie participative aidera à faire surgir des citoyens à la fois intégrés et fidèles à leurs commu­nautés. Des citoyens capables de donner à la France les moyens de trouver la meilleure place dans l’his­toire de l’avenir.

Immense chantier dont chaque élément consti­tuera, à lui seul, une réforme majeure, en France comme ailleurs.

Si les futurs dirigeants de notre pays apprennent à comprendre les lois de l’histoire et analysent claire­ment les trois vagues de l’avenir, ils sauront faire en sorte qu’il soit encore possible de vivre heureux en France et d’y mettre en œuvre un idéal humain fait de mesure et d’ambition, de passion et d’élégance, d’optimisme et d’insolence.

Pour le plus grand bénéfice de l’humanité. »